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La Terre entre les mondes

© Sylvain Martin

Texte Métie Navajo – mise en scène Jean Boillot, Compagnie La Spirale – à l’Échangeur, Bagnolet.

Nous sommes au Mexique dans la communauté Amérindienne, chez les Mayas, « le pays le plus proche des dieux, là où avant il n’y avait rien, il n’y avait que nous… » rappelle un paysan indigène vivant avec sa fille, Cecilia, dans un petit village agricole. Il nous prend à témoin de sa vie, son identité, son métier, sa région en pleine mutation. D’emblée, la lumière envahit la scène d’une belle clarté, dans une scénographie blanche et ouverte à l’avant, sombre à l’arrière où l’on aperçoit un ceiba sacré destiné à être abattu et qui symbolise l’axe du monde, et comme la fin d’un monde.

L’agriculture se meurt dans ce village où l’industrie remplace avec brutalité les méthodes et savoir-faire ancestraux, où les paysans n’arrivent plus à nourrir les leurs. Nous suivons la famille de Cécilia et son père, rassemblant leur force de travail pour tenter de survivre. Une certaine fatalité et un grand désarroi habitent le père, sa fille marche sur ses pas et se lance dans la révolte et les actions à entreprendre pour faire entendre leur identité et défendre leur environnement, leur outil de travail et leur culture. Chaque jour, les blessures et déflagrations infligées au village, détruisent un peu plus l’agriculture traditionnelle, et rongent le père. Le combat est inégal, les machines agricoles vrombissent et « font en deux heures ce que nous faisons en deux mois » constate l’homme, resté seul, sa femme étant un jour partie à la ville et jamais revenue.

© Sylvain Martin

À la force du poignet, Cecilia trouve une place dans une famille mennonite pleine de règles, de morale et de principes où on l’emploie. Elle y bat le linge, penchée sur une grosse bassine tandis que les filles de la maison qui ont son âge, s’épient, se jalousent, se battent, parfois cousent des poupées, coincées dans leur vie routinière. Il y a des jeux pervers entre les soeurs, des accusations, des histoires cachées de sexe, le viol comme une banalité. « Nous ne manquons de rien, c’est une belle vie… » lui fait-on croire. Elles ont interdiction de parler à Cecilia. Pourtant, l’une d’entre elles, Amalia, déroge à la loi familiale et se lie d’amitié avec elle, dans une inextinguible soif d’apprendre et de découvrir le monde, les autres, un nouveau mode de vie. Cecilia se fera renvoyée mais Amalia la rejoindra pour découvrir cet autre monde dans sa quête éperdue de liberté, à la fin du spectacle.

La Terre entre les mondes montre le quotidien de deux familles aux modes de vie radicalement éloignés et parle principalement des injustices sociales et de la lutte que mène le milieu agricole traditionnel pour préserver ses terres que de puissants industriels leur arrachent, et leur volent. Le constat est accablant dans ce combat entre David et Goliath : « Il n’y a plus d’arbres mais du soja à perte de vue, le soja et le sorgho ont remplacé le maïs » ; les pesticides répandent leurs cancers et la pollution touristique gagne la campagne. « Ils ont encerclé la forêt de barbelés, il faut chercher à résister, mais qu’est-ce que nous y pouvons ? » dit le père avec résignation, tandis que Cecilia reprend le flambeau du combat et part à la ville pour défendre ses pairs et leurs propriétés. « La communauté internationale vous regarde » dit-elle avec témérité aux fonctionnaires qu’elle rencontre, plus prompts à promettre qu’à agir. Et elle raconte son voyage, peu confortable quand on est pauvre, parlant de la démocratie comme d’une fête. « Nous faisons partie d’un cycle » conclut-elle.

© Sylvain Martin

Autre combat, avec elle-même, sa grand-mère qu’elle vient d’enterrer, Abuela, la hante, sa présence magique la rassurait. Pleine de bon sens et telle une revenante, Abuela fait des apparitions sur scène, apportant tendresse et humanité, sagesse et mémoire de la culture Maya et de sa langue, dans laquelle elle échange avec sa petite fille, une langue ancestrale si proche de la langue des oiseaux… Le spectacle nous mène au cœur des archétypes de l’identité mexicaine, notamment de la Malinche, mère symbolique du peuple mexicain et d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, défendant la restitution des propriétés collectives confisquées dans les villages, et nationalisées. Ensevelie à la hâte, on donne à Abuela une sépulture digne. Placée dans son cercueil, elle chante et les ombres portées sur le mur l’accompagnent.

La Terre entre les mondes convoque les esprits mais ne s’éloigne pas de la réalité paysanne dont le texte de Métie Navajo porte la cause et qui, aujourd’hui, résonne dans le monde entier. Poétiquement éclairé par Ivan Mathis, le spectacle traduit les mutations du paysage où « même le lac est asséché et où la vie s’enfuit du pays, où, derrière les plantations il n’y a plus rien, qu’une croix sans Christ, une croix du diable. » La bande son, réalisée par Christophe Hauser, participe de l’élaboration d’un univers aussi magique que réaliste, donnant à percevoir les bruits de la nature et de l’environnement agricole. Jean Boillot, qui signe la mise en scène, en a finement ciselé le langage théâtral et dirigé les acteurs. Il a fondé en 1995 la compagnie La Spirale qu’il dirige et qui est installée à Metz, et débute une résidence de trois ans à Bords 2 Scènes, lieu de diffusion conventionné de Vitry-le-François. La Spirale s’attache à développer des écritures qui mêlent théâtre, musique et numérique, avec une adresse particulière aux adolescents. La Terre entre les mondes est un spectacle sensible qui contient une puissance onirique dans lequel tous les éléments s’emboîtent pour servir le propos, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 12 octobre 2023

Avec : Lya Bonilla, Sophia Fabian, Christine Muller, Giovanni Ortega, Cyrielle Rayet, Stéphanie Schwartzbrod
- assistanat à mise en scène Philippe Lardaud
- conseil dramaturgique David Duran Camacho – scénographie Laurence Villerot – création lumière Ivan Mathis – création costume Virginie Breger – création sonore Christophe Hauser – régie générale Perceval Sanchez – stagiaire Augustin Pot. Le spectacle a été créé au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en novembre 2022, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin. Lauréat Artcena 2021, le texte est publié aux Éditions Espace 34.

Du lundi 2 au Jeudi 12 octobre 2023 à 20h30, le samedi à 18h00, relâche le dimanche – Théâtre de l’Echangeur, 59 Av. du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet – métro Galliéni – tél. : 01 43 62 71 20 – sites : www.lechangeur.com et www.laspirale-jeanboillot.com – En tournée : 17 au 21 octobre 2023 : Théâtre La Joliette, Marseille – Avril 2024, EBMK de Metz, – 4 mai 2024 au Théâtre Jean François Voguet de Fontenay-sous-Bois – 14 mai 2024 au Théâtre L’Onde, de Vélizy Villacoublay.

La vie trépidante de Laura Wilson

© Arthur Péquin

Texte Jean Marie Piemme – mise en scène Jean Boillot – Le NEST-centre dramatique national transfrontalier Thionville/Grand Est, à La Commune – centre dramatique national, Aubervilliers.

Créé en 2017 pour Avignon-Off, La vie trépidante de Laura Wilson est à l’affiche à Aubervilliers et en tournée en France. Dix-huit mois plus tard, l’histoire colle exactement aux tourments sociaux d’aujourd’hui, on pourrait trouver Laura Wilson sur les ronds-points. C’est une femme qui perd son emploi, son mari d’avec lequel elle se sépare, son appartement, et jusqu’à la garde de son fils. Il lui reste son énergie, de l’humour, des rêves et des envies, de la fraternité. Elle bataille pour se reconstruire entre petits boulots, solidarités, emménagement dans un studio, rencontres fugitives.

Ce scénario noir pourrait avoir la lourdeur du quotidien et s’inscrire dans le catastrophisme. Jean Marie Piemme l’écrit avec humour et légèreté en même temps qu’avec humanité et vérité. Il livre des fragments de vie d’une belle intensité entrecroisant les récits avec la complexité d’un scénario dont Laura est co-auteur. Entourée de trois amis, elle s’implique en effet dans l’écriture, à la recherche du mot juste et des différents possibles du script, ce qui la place à la croisée des chemins pour penser, écrire et vivre sa propre histoire.

Cette distance d’avec ses tourments que sont la quête d’identité, de dignité et de travail, passe aussi par la peinture. L’auteur permet à son héroïne d’avoir une véritable révélation devant deux tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien, deux chefs-d’œuvre des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique : La Chute des anges rebelles où l’archange Michel assisté de deux anges précipitent les anges rebelles transformés en personnages fantasmagoriques, dans les Enfers ; et Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, le thème du paysage hivernal, de la glace et de sa menace pour les oiseaux représentant la précarité de la vie. Ce choc esthétique l’aide à vivre.

Familier de l’écriture de Jean-Marie Piemme, né en Belgique, dont il a déjà monté trois pièces, La vérité, l’heure du Singe et Le sang des amis, Jean Boillot donne à la mise en scène un tempo enjoué et piquant, version rodéo. Laura Wilson – excellente Isabelle Ronayette, très punchy – mène la danse, on la suit avec intérêt et admiration à travers ses réalités et ses espérances en montagnes russes. Cette saga sociale est ponctuée de chansons, l’un des acteurs, Hervé Rigaud, compositeur-interprète chantant et jouant en live – particulièrement de la guitare – stimule le plateau et soutient ses partenaire, Philippe Lardaud et Régis Laroche, à travers leurs différents personnages.

La théâtralisation – l’écriture du scénario d’une part, la peinture d’autre part – permet la distance et détourne le tragique. Elle est habitée de la complicité entre les acteurs et de leur fluidité, de la vitalité d’une héroïne, simple, banale et combative. L’histoire est d’une belle densité, servie aussi par une scénographie efficace et intelligente – de Laurence Villerot – de la salle de réunion aux figures imposées par la musique, – haut-parleur, instruments, pédale, clavier, ordinateur -. Quelques images vidéo prises en direct par les comédiens, complètent ce travail sans esbroufe, sympathique et percutant. On pense au cinéma social de Ken Loach.

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2018

Avec : Philippe Lardaud, Régis Laroche, Hervé Rigaud, Isabelle Ronayette – compositeur interprète Hervé Rigaud – scénographie et costumes Laurence Villerot –  collaboration vidéo Vesna Bukovcak – créateur lumière Pierre Lemoine – régisseur lumière Jérôme Lehéricher, Benoît Peltre – régisseur son Perceval Sanchez – construction décors Ateliers du Nest – avec la participation du Chœur en Liberté des Libertés chéries.

Du 10 au 18 janvier 2019, Mardi, mercredi, jeudi 19h30 vendredi 20h30, samedi 18h dimanche 16h, à La Commune-centre dramatique national, Aubervilliers, 2 rue Édouard Poisson. Métro : Aubervilliers-Pantin Quatre Chemins – Tél. : 01 48 33 16 16 et 03 82 82 14 92 – www.nest-theatre.fr – En tournée : 22 janvier Le Préau/CDN de Vire/Normandie –  26 janvier Espace culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre – 29 janvier Transversales/Verdun – 1er et 2 février Équilibre/Nuithonie, Fribourg/Suisse – 6, 7, 8 février Comédie de l’Est/CDN de Colmar/Alsace – 13 au16 février Théâtre national de Liège/Belgique 28 février et 1er mars Opéra Théâtre de Metz – 7, 8, 9 mars Théâtre national de Nice/CDN – 14 mars Théâtre de la Madeleine/Troyes – 16 mars Bords II Scènes/Vitry-le-François –  28 mars ATP Vosges/Épinal –  4 avril Le Nouveau Relax/scène conventionnée de Chaumont – 9 avril Théâtre d’Aurillac – 24 avril Le Manège/scène nationale de Maubeuge.